Jacques Gillot-Péan 2023
Introduction
En vitesse de croisière le manager s’appuie essentiellement sur trois clefs de voûte pour construire et piloter la performance dans son unité : la gestion économique et financière concernant les actions et projets à réaliser, la maîtrise technique sur les process et les équipements, l’accompagnement des ressources humaines sur le plan des compétences comme des motivations.
Par gros temps, cependant, l’équilibre et la solidité de cet édifice risque de se fragiliser. Il convient, alors, d’opérer des arbitrages pertinents et de choisir les bons interlocuteurs sous peine de perdre sa lucidité managériale, de se faire renverser par des vagues de pression et perdre dangereusement le cap jusqu’à couler.
Quels sont les choix judicieux pour maintenir une trésorerie à flot préservant une marge de manœuvre et permettant l’adaptation technique et technologique du fonctionnement opérationnel de l’unité tout en préservant une perspective en évitant la perte de sens ?
Le manager peut-il anticiper cette situation de crise qui le fait passer d’un pilotage moyen ou long terme à une gestion resserrée du court terme ? Peut-il tirer les enseignements concernant les faiblesses actuelles et potentielles qui ont possiblement généré le « coup de torchon » ou, du moins, qui ne lui ont pas permis d’éviter cette situation ? Peut-il se prémunir du gros temps en mettant en place une « vigie managériale » ou doit-il accepter les brusques changements du monde du travail et développer un management « agile » ?
La raison et l’impression du pilote
L’activité majeure d’un dirigeant d’entreprise demeure le pilotage qui s’organise toujours autour d’une évaluation chiffrée des activités et des résultats ; l’enjeu pour le pilote est triple :
- Bien choisir les indicateurs : ni trop (se perdre dans la forêt luxuriante des data) ni trop peu (faire confiance au seul reporting oral des acteurs) et adaptés pour favoriser l’action directe (pour skipper un voilier mieux vaut un indicateur sur les courants ou la force du vent plutôt qu’un indicateur sur la température de l’eau).
- Rester connecté au terrain : un manager qui pilote par écran d’ordinateur interposé ou, plus « rustiquement », par un tableau Excel ne donne aucune valeur opérationnelle à ses indicateurs. Il convient d’aller sur le terrain, d’observer et d’échanger avec ceux qui réalisent pour comprendre la réalité et agir.
- Savoir déchiffrer les énigmes d’un monde changeant et complexe : un pilote qui agit (même de façon pertinente) au regard des indicateurs peut manquer de lucidité et/ou de vision s’il n’analyse pas toutes les informations disponibles pour comprendre tout ce qui se passe (ou peut se passer). Face aux changements à venir, il doit déchiffrer les interrogations en termes de technologie, de relation client, d’organisation, d’attentes sociétales ou d’évolution économique.
Toutefois cette approche rationnelle, absolument indispensable, s’avère insuffisante dans un environnement déstabilisé, incertain et risqué. Il convient d’utiliser des approches plus subjectives comme les émotions, les intuitions ou le relationnel pour y faire face. Une démarche très rationnelle de contrôle et exclusivement rationnelle peut devenir un frein à l’émergence de la créativité et de l’intuition nécessaire dans des situations hors norme.
L’époque du modèle rationnel en toute circonstance qui a structuré l’organisation scientifique du travail est révolue. Aujourd’hui, l’aspiration des acteurs pour gérer les situations nouvelles et complexes se tourne tout autant vers le cerveau émotionnel que vers l’intelligence rationnelle. Dans un monde imprévisible, l’autre enjeu pour le pilote est, aussi, triple :
- Donner du sens : les acteurs sont en recherche de sens. Ne pas répondre à cette aspiration génère un désengagement progressif et, souvent, silencieux des acteurs.
- Miser sur la créativité : le modèle organisationnel performant dans un environnement stable et simple perd de son efficacité dans un environnement variable et complexe. Par « gros temps » il faut se réinventer en permanence.
- Mettre en acte une coopération ouverte : le management hiérarchique, vertical ou descendant ne fonctionne plus dans des contextes chahutés. Les pilotes doivent, au contraire, mettre en œuvre une coopération avec les différents acteurs pour partager une vision commune et porter un projet collectif.
Les signes avant-coureurs
« Mieux vaut prévenir que guérir » : ce grand principe de la médecine traditionnelle vaut également pour la santé des entreprises ; il est préférable de prendre des mesures pour éviter des difficultés (inhérentes au monde du travail) que de consommer des ressources pour y remédier ou pour se protéger en attendant des jours meilleurs. Comme le dit un célèbre stoïcien « la vie ce n’est pas d’attendre que les orages passent mais d’apprendre à danser sous la pluie ».
Le pilote dispose d’indicateurs rationnels qui constituent autant de signaux avant-coureurs forts pour repérer l’émergence d’une crise potentielle :
- Une trésorerie déficiente : un manque de liquidité empêche rapidement le manager de régler les dépenses liées à l’activité de l’entreprise et qui plus est d’investir. Même en phase de croissance ce clignotant doit être observé pour éviter le défaut de paiement.
- Un chiffre d’affaires atone : quand il stagne sur une période significative, il traduit souvent un manque de dynamisme de la société concernant des aspects cruciaux de sa réussite ou de son développement.
- Un portefeuille de clients peu diversifié : excepté lorsqu’on se trouve dans un maché captif (la concurrence n’existe pas ou peu), la composition du portefeuille est un indicateur déterminant : une réussite centrée essentiellement sur quelques clients représente une « épée de Damoclès » (en cas de rupture d’un contrat les conséquences peuvent être lourdes).
- Une gamme de produits vieillissante : sauf dans le cas de produits « pull » (Coca-cola, Iphone,…) une gamme de produits ou de prestations qui ne se rénove ou renouvelle pas régulièrement prend des risques face à une concurrence inventive.
Par ailleurs, le pilote dispose d’indicateurs relationnels qui constituent également des signes avant-coureurs (certes plus « faibles » dans la détection mais tout aussi déterminants) pour repérer l’émergence d’une crise potentielle :
- Une absence de projet connu ou partagé : « il n’y a pas de vent favorable pour qui ne connaît pas son cap », autrement dit, pas de succès pérenne pour un pilote qui ne porte pas en lui un projet fort et qui ne le partage pas avec ses collaborateurs. Faute d’une feuille de route commune chacun y va de son interprétation, de ses propres intérêts, de ses arbitrages individuels : assez vite la cacophonie s’installe et l’entreprise y perd le nord.
- Une communauté managériale faible ou inexistante: les managers de managers ou de proximité doivent être les relais indispensables au projet de l’entreprise. Certes, il faut que le projet existe mais il faut également que la communauté des managers soit homogène et cohérente pour rendre le projet compréhensible par l’ensemble des acteurs et, ainsi, le traduire dans les actions du quotidien.
- Une communication réduite aux acquêts : sans un système d’information structuré, formalisé et interactif les données disponibles pour comprendre une situation et arbitrer en conséquence perdent de leur lisibilité. On confond les faits, les opinions et les sentiments, on ne travaille que sur des bribes d’information parfois contradictoires. Les échanges informels même riches et sympathiques ne font pas une communication dynamique et cohérente.
- Une organisation basée sur l’histoire et les « hommes »: promouvoir untel en récompense de son dévouement ou de son ancienneté, scinder un service en deux ou trois entités pour « évacuer » les oppositions, laisser « mariner » de jeunes bons potentiels sous prétexte que la tradition croit davantage à la patine du temps peut se comprendre mais ne répond pas toujours, loin de là, aux contraintes ou défis du marché. La lecture d’un organigramme d’une société nous en dit plus sur son passé et son histoire que sur son avenir, et son projet.
- Une cécité de la vigie : le monde bouge fortement et rapidement. Une entreprise, même florissante, qui ne se dote pas d’un dispositif de veille sur les plans technologique, social, juridique, économique, commercial, etc…prend un risque majeur pour la garantie de ses succès voire de sa survie. Tel un matelot placé en observation dans la mature ou à la proue du bateau, la vigie reste un indicateur pertinent pour anticiper les crises.
Le rôle de la gouvernance dans les tempêtes
La gouvernance d’une société comprenant à la fois le Comité de Direction et le Conseil d’Administration joue également un rôle déterminant dans l’anticipation des difficultés et dans la gestion des crises quand ces difficultés sont advenues.
Or, la concentration du pouvoir autour d’un seul « patron », si bon soit-il mais isolé, ne permet plus de détecter les signes avant-coureurs d’une crise et peut précipiter la chute de l’entreprise : les administrateurs inexpérimentés ou mal sollicités, un « top » management déresponsabilisé et, par conséquent, peu solidaire, un refus d’un conseil extérieur pour proposer un regard neuf et critique ne permettent pas de poser les bonnes questions, de jouer un rôle de vigie et de garde-fou.
Faute d’avoir utilisé les ressources diverses d’analyse, le dirigeant ne voit pas venir les difficultés ou, du moins, prend tardivement (parfois, trop tardivement) conscience du danger.
Le pilote doit organiser la gouvernance de son entreprise pour éviter le « halo de silence » ou « l’écran de fumée » qui menacent la transparence et la lucidité et qui finissent souvent par le déni.
À ce titre le conseil extérieur indépendant de toute influence peut être très utile. Il permet de recentrer le diagnostic sur des bases incontestables exemptes de tout parti pris. Il propose à la fois des mesures d’urgence pour faire face aux « coups de torchons » dangereux et restaure progressivement les bases d’une gouvernance solide et solidaire pour conduire le changement.
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